En Autriche, en réaction à l’art officiel conformiste et jugé trop restreint, le XIVème siècle voit naître la Sécession Viennoise. Ce courant artistique, s’organisant autour de peintres majeurs comme Gustav Klimt, Egon Schiele, Koloman Moser ou Oscar Kokoschka vise à synthétiser toutes les disciplines artistiques dans la création d’un art total. Selon ce mode de pensée, toute frontière entre art majeur et art mineur se voit effacée, réconciliant arts appliqués et arts plastiques dans la recherche d’une expression véritable des passions et états d’âme. Les principales œuvres de ce mouvement renient l’aspect purement décoratif de l’art officiel de l’époque et interpellent le public par leur puissante connotation sexuelle.
Reconnu comme étant le plus grand peintre symboliste viennois, Gustav Klimt ne recherchait pourtant pas la gloire à travers son Œuvre. Né d’un père artisan graveur, il se tourne tôt vers l’art et fréquente l’Ecole des arts appliqués de Vienne, qui a alors une excellente réputation. Klimt est un élève talentueux et se voit vite sollicité pour la réalisation de décorations et de portraits. Ses débuts sont marqués par un style très académique reflétant sa formation classique et son adhésion à la Künstlerhaus, qui tient alors lieu d’institution officielle des artistes viennois. Cependant, la rupture ne tardera pas : en 1897, il fonde la Sécession viennoise et participe à la création du journal Ver Sacrum. Une seconde rupture s’opèrera, cette fois avec la Sécession, l’amenant à créer la Kunstschau en 1908 et à épurer son style alors en plein dans la « période dorée ».
L’un des thèmes récurrents de l’art de Klimt est celui de la femme fatale. L’un des premiers exemple est Pallas Athenée, représentant la déesse sous les traits d’une femme conquérante et sur la poitrine de laquelle une gorgone nous tire ironiquement la langue. Klimt continuera dans ces représentations en rupture avec l’art officiel durant la majeure partie de sa carrière.
Son œuvre ci-dessus, Judith et la tête d’Holopherne, datant de 1901, est un autre exemple de sa vision de la femme. La composition est centrée sur cette femme dominante, jaugeant de haut le spectateur et tenant fermement la tête tranchée d’Holopherne. Son corps sensuel semble être son arme la plus redoutable, orné d’or et de motifs. Son expression féroce exerce une fascination magnétique et incite tant à la redouter qu’à la désirer.
Dans le fameux Baiser (1908), Klimt encense la douceur de l’amour et ce qui l’entoure dans un environnement onirique et irréel. Néanmoins, sa composition est toute entière tournée vers l’érotisme, faisant d’elle une œuvre explicitement sexuelle. Le couple représente un idéal de pureté sensuelle qui transcende le monde des hommes et lui confère une portée universelle.
La toile est l’image d’un couple enlacé dans une sorte de cape d’or ornée de nombreux motifs. L’homme, presque entièrement dissimulé par l’or du vêtement, tient avec tendresse le visage de la femme entre ses mains et avance sa tête vers ce dernier, comme pour l’embrasser. La femme, elle, agenouillée, se plaque contre son aimé et représente la figure de l’abandon : yeux clos, tête inclinée, expression énigmatique. Les deux amants sont mis en valeur, en plein centre de l’œuvre et se trouvent sur une sorte de pelouse fleurie qui semble s’ouvrir sur le vide abruptement. En arrière-plan s’étend une surface irréelle, de la couleur de l’or vieilli, sur laquelle Klimt a égrainé des mouches d’or, semblables à de brillantes étoiles.
L’union représentée est mystique et sacrée : l’or entourant le couple, telle une auréole, symbolisant la pureté du désir et de la sensualité qui rayonne. La femme, rousse, éperdue, correspond aux modèles de beautés des préraphaélites : fine, pâle, fragile. On la sent néanmoins réellement saisie par le désir — et peut-être le plaisir — de s’unir à la fois physiquement et spirituellement à son amant. Ses yeux clos, ses lèvres vermeil, les pommettes roses évoquent le sentiment agréable qui la traverse. La passion fait fleurir sa chevelure, crisper ses orteils. De ses mains, elle dirige son amant vers elle. Son puissant désir est trahi par sa main droite, nouée, qui s’agrippe au cou de son aimé.
Outre le fait que le spectateur se plaît à contempler la beauté de l’amour, l’immense succès du Baiser peut également être associé à un certain voyeurisme. Récurrent dans l’art de Klimt, la vision du voyeur surprend et se délecte de la vision de scènes intimes et érotiques, sans cesse à l’affut d’un nouvel indice, d’un nouveau symbole propre à la sexualité de l’œuvre. Le spectateur peut voir la raideur des muscles de la femme due au plaisir que lui donne son amant, peut imaginer ce que cache la cape et interpréter la pluie d’or tombant sur les fleurs comme bon lui semble, il devient ainsi maître de la scène et de ce qui s’y passe. Le Baiser, apogée de l’art de Klimt, semble être un cadeau, une récompense magnanime à l’homme qui est en lui.
Éminemment polysémique, ce tableau a pourtant toujours été considéré comme une entorse au motif de la femme fatale chez Klimt. Mais, le point de vue du spectateur est-il réellement extérieur à la scène ? Cette femme, apparemment fragile et soumise, n’est-elle pas celle qui guide l’ébat de ses mains, impulse la passion des courbes de son corps et en tire un plaisir immense ? N’est-ce pas là, simplement, la femme fatale authentique, en proie à l’abandon, dont l’irrésistible vulnérabilité et poésie ne rend que plus fatale ? N’est-ce pas là la simple vision onirique qu’elle a de son étreinte, derrière ses paupières ? N’est-ce pas simplement l’allégorie du plaisir féminin qui, atteignant l’apogée, au bord d’un précipice ouvrant sur le vide constellé de pépites d’or, développe sa poésie en se complaisant dans la passivité et en se lovant contre l’objet du désir ?
— S. Hame